Appel à contribution – Journal des Africanistes
« La parentalité́ en Afrique après Esther N. Goody »
Dossier coordonné par Yazid Ben Hounet & Marie-Luce Gélard
Argumentaire du dossier :
En 1982 — il y a près de quarante ans de cela — Esther N. Goody (1932-2018) publie un ouvrage sur la parentalité: Parenthood and Social Reproduction. Fostering and occupational roles in West Africa, Cambridge, Cambridge University Press, qui deviendra une référence.
Ce livre rassemble les principaux résultats d’une recherche initiée en 1956 sur la famille, l’enfance (en particulier l’adolescence), la délégation des rôles parentaux, la socialisation des enfants en Afrique de l’Ouest, dans une perspective anthropologique. Esther Goody attribue à la parentalité cinq fonctions qu’elle précise puis analyse : concevoir, élever, éduquer, donner un nom et un statut social à l’enfant, exercer sur celui-ci certains droits1. Pour elle, la circulation et la délégation des rôles parentaux, en Afrique de l’Ouest, s’accentue selon les âges et l’organisation sociale. Les enfants de bas âges circulent moins que les adolescents, les enfants dans les sociétés segmentaires sont moins séparés de leurs parents que dans les sociétés plus étatisées et hiérarchisées. Elle montre également que la circulation des enfants se comprend en raison des logiques de reproduction sociale et d’accès au marché du travail : dans les sociétés où le monde du travail est estimé plus complexe (multiplication des professions), les enfants sont davantage mis en apprentissage auprès de membres de la famille éloignée ou en dehors de la famille.
En 1956, au moment où Esther N. Goody entame ses recherches en anthropologie sociale, à l’Université de Cambridge et sous la supervision de Jack Goody2, le concept parenthood n’existe que depuis un siècle (la première occurrence apparaît en 1853, selon l’Oxford English Dictionary). Le terme français parentalité n’apparaît, lui, qu’en 1961, dans un article rédigé par Paul Racamier, avec Charles Sens et Louis Carretier3. Utilisé en 1861 par Herbert Spencer, dans son ouvrage Education. Intellectual, moral and physical4, le terme parenthood a alors un fort écho auprès d’intellectuels et de chercheurs anglo-saxons. Si plusieurs auteurs s’appuient sur la perspective évolutionniste (darwinisme social) et utilitariste de Spencer pour promouvoir une approche eugénique de la famille5, d’autres, à l’instar de l’anthropologue Elsie Clews Parsons, emploient le terme dans une perspective critique (féministe, libertaire, radical) pour interroger les conventions sociales relatives à la famille (le mariage et la filiation notamment), et promouvoir — par le biais de sa proposition de contrat parental — une théorie de la « responsabilité » des parents laissant l’homme et la femme libres (ou non) de coopérer au sein de la famille, de définir les rôles par eux-mêmes et pour eux- mêmes (pour peu que les enfants soient élevés selon des exigences minimales normalisées par l’État)6.
Jusqu’aux écrits d’Esther N. Goody, le terme demeure peu employé7. Si le concept de kinship, infiniment plus usité par les anthropologues, s’intéresse à l’ensemble des proches, et en particulier aux générations passées, celui de parenthood semble être plus tourné vers l’enfance et les générations à venir. Il problématise la question de la famille et des tâches parentales, la délégation des rôles parentaux en partant de l’enfant, de sa socialisation, de sa mobilité et/ou de sa circulation, de ses acquisitions de compétences, de savoirs et de savoirs être, de son intérêt…
Ses travaux ont influencé ceux de chercheurs travaillant en Afrique (Suzanne Lallemand, Erdmute Alber, Cécile Leguy notamment) mais aussi ailleurs. Ils sont importants pour aborder les dynamiques familiales dans une perspective comparative et relationnelle, tout comme les récentes transformations de la famille, comme en témoigne l’émergence de recherches plus nombreuses, à partir des années 1990, sur certains aspects de la vie familiale et de la parentalité (divorce, recomposition familiale, adoption, monoparentalité, homoparentalité, grand-parentalité, GPA, placement des enfants…).
Depuis ces travaux, deux éléments supplémentaires doivent être pris en considération pour comprendre les dynamiques de la parentalité en contexte Africain (mais également ailleurs) : 1) les effets, liés à la globalisation, de transfert de normes. L’adhésion de plusieurs pays africains à la Convention de New York relative aux droits de l’enfant en est un exemple. Mais d’autres normes externes, notamment via les ONGs sont proposées et adaptées à différents contextes africains. 2). L’émergence des experts de la parentalité : psychologues, assistants sociaux, autres acteurs d’associations humanitaires, etc. Outre les parents et la constellation de personnes jouant un rôle parental pour l’enfant, il faut en effet intégrer la pluralité des acteurs qui appuient, orientent, jugent, négocient l’exercice même de cette parentalité. C’est là un phénomène « relativement nouveau » en Afrique, qui avec le développement de structures associatives et de programmes d’appui aux familles a pris de l’ampleur ces trois dernières décennies notamment.
Ce numéro, bien que partant d’une perspective anthropologique, se veut pluridisciplinaire. Il réunira des travaux empiriques (anthropologie, sociologie, histoire, sciences de l’éducation, linguistique, etc.) inspirés de l’œuvre d’Esther Goody et portant sur les sociétés d’Afrique et/ou sur les diasporas africaines.
Notes
1 Dans le chapitre « Les fonctions de la parenté et le champ de la parentalité » de son essai de synthèse sur la parenté, Maurice Godelier (Les Métamorphoses de la parenté. Paris, Flammarion, 2010 [2004]) en ajoute deux : 1) Certaines catégories de parents ont le droit et le devoir d’exercer certaines formes d’autorité et de pression sur un enfant et d’attendre certaines conduites de l’enfant ; 2) Interdiction, selon le degré de parenté, de rapports sexuels, hétéro- et homosexuels, avec l’enfant ou d’autres formes intimes de comportement.
2 Ils se marièrent lors des recherches doctorales d’Esther au Nord Ghana en 1956-57. Keith Hart, 2018 « Obituary. Esther Newcomb Goody (1932-2018) », Anthropology Today, Vol. 34 N°2 (April) : 25-26.
3 Racamier, Paul-Claude, 1978 « À propos des psychoses de la maternalité », in Michel Soulé, éd., Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée. Paris, ESF Éd. (« Les milieux éducatifs de l’enfant ») : 41-50.
4 Spencer, Herbert, 1861, Eduation. Intellectual, moral and physical, New York and London, Appleton and Company. L’ouvrage a fait l’objet d’une traduction et d’une publication en français dès 1879. Le terme parenthood y est traduit par famille.
5 Cf. Ben Hounet Yazid, 2014, « La parentalité des uns… et celle des autres », L’Homme n° 209 : 121-141.
6 Cf. Ben Hounet, Yazid, 2017 « L’anthropologie et le concept de “parentalité” chez Elsie Clews Parsons », L’Homme, 222 : 5-34.
7 On note, toutefois, que dès 1929, Bronislaw Malinowski rédigea au moins trois textes sur la parentalité (parenthood), comme mécanisme au fondement du mariage, de la parenté (kinship) et de la structure sociale. Malinowski, Bronislaw, 1929, «Kinship», Encyclopedia Britannica, 14th Edition, vol. 13, pp. 403-409; Malinowski, Bronislaw, 1930, « Kinship », Man, Vol. 30 (Feb.):19-29; Malinowski, Bronislaw, 1930, « Parenthood – the Basis of Social Structure » in The New Generation, edited by V. F. Calverton and S. D. Schmalhausen, New York: Macaulay, pp. 113-168 (repris dans B. Malinowski, 1962, Sex, Culture and Myth, Harcourt, Brace & World, Inc. New-York: pp. 42-88). Ceux-ci demeurent peu connus des chercheurs travaillant sur la parenté. Isaac Shapera et plus encore Meyer Fortes, tous deux formés par Bronislaw Malinowski, se sont également intéressés à la thématique et ont publié quelques études sur le sujet, à partir d’enquêtes menées en Afrique. Fortes, Meyer, 1938, « Social and Psychological aspects of education in Taleland », Supplement to Africa Volume xi, No. 4: 5-64. Fortes, Meyer, 1949, The Web of Kinship among the Tallensi, London, Oxford University Press; Fortes, Meyer, 1951, « Parenthood in Primitive Society », Man, Vol. 51 (May): 65. Schapera, Isaac, 1940,Married Life in an African Tribe, London, Faber & Faber.